Au promeneur de passage, les multiples formes architecturales et sentiers arborés de la Baraque paraissent aussi colorés qu’improbables. C’est que ce quartier abrite des choix de vie peu communs. Des choix qui reflètent les convictions de ses habitants. Ce lieu atypique, à 800 mètres pourtant du centre de Louvain-la-Neuve, met en cause la « brique dans le ventre » soi-disant chère aux Belges. Parce qu’au Quartier (avec un Q majuscule), il y a peu de « briques ». Plutôt du bois, de l’argile ou de la paille. Parce que les Baraquis[i] se sont un jour posés cette question : faut-il adapter ses envies d’épanouissement à son quotidien ou faut-il adapter son quotidien à ses volontés d’épanouissement ? Tout un questionnement qui aboutit à une alternative, celle d’un habitat léger…
Les anciens habitants et les étudiants sont solidaires
Remontons le temps pour comprendre comment ce « quartier alternatif » a vu le jour. Le hameau de la Baraque est le plus ancien quartier de Louvain-la-Neuve. En 1864. On y dénombre 18 maisons, dont un château et une ferme. En 1952, il comprend 22 maisons, 77 habitants, 3 cafés et… une fête annuelle.
Un siècle plus tard, en 1968, une crise politique et linguistique (le fameux « Walen buiten ») secoue la Belgique. L’Université catholique de Louvain, située en région flamande, va se scinder en deux entités autonomes: la Katholieke Universiteit Leuven (KUL) et l’Université catholique de Louvain (UCL). Celle-ci acquiert, avec l’aide financière de l’État, 900 ha, au creux d’un haut plateau limoneux rattaché aux communes d’Ottignies et de Corroy-le-Grand. Son objectif : ériger au plus vite une ville plurielle, qui ne soit pas un campus composé uniquement d’étudiants mais qui attirerait aussi des habitants, des familles. Du coup, pour les besoins de ce projet urbanistique, les habitants du hameau de la Baraque se retrouvent expropriés. Mais quelques-uns, enracinés là depuis plusieurs générations, refusent de céder leur terrain et leur maison. Ils décident de rester.
En juillet 1975, des étudiants, des professeurs et du personnel de l’Université reprennent en location les maisons expropriées. Ils deviennent rapidement solidaires de la cause des « anciens », ceux qui refusent de partir. Au même moment, des étudiants en architecture, qui souhaitent vivre autre chose que les facilités étouffantes d’un logement « clé sur porte », décident d’installer quelques roulottes sur un terrain, dans le Verger.
L’année suivante, deux autres groupes, parrainés par l’Unité d’architecture, les rejoignent et s’établissent sur des parcelles voisines : le premier récupère des serres à raisins qui seront aménagées en logement dans le quartier dénommé aujourd’hui « le Jardin », et le deuxième dresse des dômes géodésiques, étudiés lors de leurs cours universitaires et dénommées « les Bulles ». Une troisième zone, dite « le Talus » est investie à l’été 1980.
L’Université, forte de son statut de propriétaire foncier, se déclare favorable à la présence de ces étudiants. La commune d’Ottignies, elle, s’y opposera durant près de dix ans. Un interstice entre accord et refus dont les étudiants profitent pour s’établir durablement. Les « anciens » du hameau de la Baraque deviennent solidaires de leurs projets, partagent les potagers, des parties de pétanque, parfois un peu de wallon, ainsi qu’un espace de rencontre autour d’une bière ou d’un repas. C’est ainsi que se crée le lieu collectif « Le Zoo ».
Ici apparaît pour la première fois la notion d’« habitat alternatif ». Etudiants et habitants s’engagent ensemble dans la réalisation d’un nouveau plan de quartier qui rendrait possible cet habitat nouveau tout en préservant les maisons traditionnelles : en se concertant lors de nombreuses réunions de « grand quartier », en fondant un comité, en élisant des représentants… jusqu’à obtenir la négociation d’un nouveau « plan particulier d’aménagement » (PPA), rédigé en concertation avec l’Université et la commune. Ce PPA, finalement voté en 1991, est une première reconnaissance qui permet enfin aux habitants de se domicilier, et, au quartier, de se stabiliser.
Priés de définir leur projet de vie, les Baraquis adoptent la qualification de « zone expérimentale », revendiquant la liberté d’initier ce qu’il leur sera nécessaire selon leurs propres critères et en temps voulu. Désormais, rien ne devra être figé.
La volonté d’un « vivre autrement » a finalement conduit les habitants à assumer l’entière responsabilité de gestion des zones revendiquées : en vertu du droit à l’autodétermination et à l’appropriation de leurs conditions d’existence, c’est ensemble que sont prises les décisions et endossées les conséquences. Les premiers arrivants installent, au fur et à mesure, des raccordements sommaires en eau, électricité et gaz. Les logements individuels s’organisent, dans chaque zone, autour de ces équipements communs. La population du quartier alternatif de la Baraque a triplé depuis 1991, passant de 47 à près de 150 habitants en 2018. Mais ses principes d’organisation, induits par l’usage, restent aujourd’hui bien ancrés.
« Faire ensemble pour vivre ensemble »
Répartie sur un peu plus de 2 ha, la densité d’habitat n’apparaît pas de prime abord, du fait de l’absence de clôtures ou de voitures garées au-devant des habitations comme c’est le cas ailleurs à Louvain-la-Neuve. D’emblée, la recherche d’un équilibre avec l’environnement est une préoccupation : tri des déchets, collecte de compost, chauffage au bois, toilettes sèches sont généralisés. Un système d’épuration des eaux grises alimente la mare d’un potager. Les constructions sont souvent réalisées selon des techniques innovantes ou provenant du passé (bois, bois cordé, terre-paille, ballots de paille, toitures végétales, panneaux solaires thermiques, enduits d’argile…). Les matériaux privilégiés évoluent selon les préoccupations environnementales et le contexte socio-économique du moment, ou selon les compétences et les savoir-faire mis en œuvre. La récupération et le recyclage de matériaux constituent également une solution aux freins budgétaires et à l’empreinte environnementale.
Les espaces communs sont créés et entretenus par les habitants. Les initiatives lancées par les individus sont mûries au travers de conversations informelles et de réunions organisées dans chaque zone d’habitat, selon la fréquence qui leur sied. Lorsque les enjeux sont plus étendus, des volontaires sont parfois mandatés pour mener à bien tel ou tel projet ou représenter le quartier, et des réunions sont organisées avec l’ensemble du « Vieux Quartier » en restant ouverts aux quartiers voisins.
La variété des constructions, au gré des souhaits et des possibilités de chacun, résulte d’une réponse aux besoins, mais surtout de l’acceptation par ses membres. Dans la même idée de perpétuer un « faire ensemble » pour « vivre ensemble », l’accord de tous les habitants d’une zone est nécessaire pour construire, transformer, agrandir ou placer une habitation : en présentant ses plans au cours d’une réunion et en écoutant les suggestions qui en découlent, c’est finalement tout le groupe qui participe à chaque nouveau projet.
Un habitant en partance choisit son remplaçant en demandant au groupe son consentement : ce fonctionnement assure une dynamique de renouvellement et une diversification de la population : familles nucléaires ou monoparentales, couples ou célibataires, militants ou non, artistes ou fonctionnaires, travailleurs sociaux ou professions libérales, étudiants ou salariés, chômeurs ou entrepreneurs, réfugiés politiques ou demandeurs d’asile…
Chaque nouvel arrivant est présenté lors d’une réunion collective: c’est l’occasion de rappeler l’implication nécessaire de chacun dans la gestion communautaire des lieux et des équipements communs, de même que les procédures de décision.
Un principe économique est fondamental au quartier de la Baraque : la non-spéculation. Lors de la transmission d’un logement à un nouvel habitant, il n’est pas question de s’octroyer de bénéfices, mais seulement de recouvrir la somme d’argent investie. Ce principe a pour fonction de préserver le caractère vital et universel de l’habitat, et de garantir son accessibilité maximale : il s’agit bien de « transmission », et non de « vente ». Le coût d’investissement, duquel on a soustrait son amortissement, est proposé par la personne en partance, qui aura pris soin de déclarer cette somme publiquement. Le groupe peut demander alors justification du prix proposé.
L’investissement matériel et financier s’en trouvent ainsi réduits. Ces logements autoconstruits, d’une emprise au sol de 29 m² en moyenne par habitant, favorisent de faibles coûts de chauffage. L’allègement des contraintes financières régulières ou mensuelles offre la possibilité de se satisfaire d’un revenu moindre et/ou d’une liberté de choix professionnel plus élargie : une forte proportion d’habitants exerce des activités professionnelles indépendantes (photographes, fleuriste, maraîcher « bio », musiciens…), ou à mi-temps (travailleurs sociaux, du secteur socio-culturel, soins à la personne…), artisanales ou culturelles (couture, création de costumes, création de bijoux, fabrication de four à pain…) et non salariées (membres d’associations, d’ONG, de collectifs indépendants…).
La confrontation fait partie de l’art d’habiter
Le projet principal du quartier alternatif de la Baraque est donc bien celui de « vivre ensemble autrement ». Dans le cadre de cet espace « ouvert », le développement d’un projet individuel nécessite la concertation et le dialogue avec tous dans le respect des différences et des besoins de chacun. Il requiert une connaissance précise et justifiée de ses besoins matériels et subjectifs, ainsi qu’un équilibre entre capacité à s’exprimer et écoute. Le refus de règles figées implique de parvenir, chaque fois qu’un problème se présente, à une solution adaptée, ce qui requiert une grande aptitude à aborder les aléas. Le conflit est plutôt vécu de façon positive: il engendre des remises en cause régulières, idéologiques ou personnelles, parfois profondes. Le respect du rythme de réflexion de chacun ainsi que ses disponibilités aux réunions, où la temporalité du débat général est conditionnée par le nombre d’habitants mobilisés et l’ampleur des discussions, entraîne une certaine lenteur. D’abord pour entendre, comprendre, infirmer ou confirmer, nuancer, puis pour se mettre d’accord. A quoi s’ajoute la complexité de chaque situation. La recherche de l’accord du plus grand nombre peut conduire à des prises de décision parfois retardées de plusieurs semaines.
En revanche, l’autoconstruction permet une réponse beaucoup plus rapide et mieux adaptée aux solutions offertes dans le paysage immobilier coutumier. La notion d’ habitat « organique », au sens d’un habitat qui évolue selon les besoins de(s) l’occupant(s) (éléments annexés au corps principal du bâti, élaborés ou transformés selon ses nécessités), permet de prendre en compte les histoires de vie de chacun : des extensions et transformations apparaissent, à la suite de naissances ou de l’arrivée d’un partenaire.
L’autonomie et la gestion collective sont-elles si inconcevables ?
Depuis une vingtaine d’années, les nombreuses demandes d’installation dans la zone alternative de la Baraque ne sont plus satisfaites : le quartier ne peut plus s’étendre. Pour un habitant qui décide de quitter son habitation à la Baraque, dix personnes sont candidates pour le remplacer. Cette saturation révèle, certes, un véritable attrait pour l’idéal de vie que le quartier promeut, mais, également, la pression immobilière croissante au sein des zones destinées à l’habitat. Le microcosme idéologique et environnemental que conserve, du mieux qu’il peut, le village de « Baraquis », détonne face aux projets urbains croissants.
En 1991, après de nombreuses soirées de travail et de concertation entre les habitants, les autorités communales et l’université propriétaire du terrain, celle-ci propose de négocier un « contrat d’occupation du sol » à condition que le Quartier soit représenté sous forme d’une entité juridique (ASBL, fondation, coopérative, « Community Land Trust », etc.) représentant l’ensemble des habitants. Pour les habitants, tout l’enjeu d’une structuration et d’une légalisation menace le principe de gestion collective. Aujourd’hui, la question reste posée : quelle structure juridique convient le mieux au quartier de la Baraque ?
La commune, de son côté, reconnaît les qualités sociales du quartier alternatif de la Baraque et son caractère pionnier. Mais elle est juridiquement responsable de ce qu’il s’y passe, en matière de respect des règles d’urbanisme en vigueur en Région wallonne. C’est pourquoi elle pousse la « zone expérimentale » à se régulariser. Difficile au vu des multiples couches normatives concernant le logement : exigences de salubrité, de sécurité, et d’habitabilité… qui doivent être appliquées par les pouvoirs communaux. Les normes de logement imposées sont clairement inadaptées aux habitats alternatifs. Il n’empêche que les exigences générales de sécurité, de salubrité et d’équipement sanitaires, sur lesquelles les habitants du quartier ne cherchent pas à transiger lorsqu’elles sont en accord avec leurs propres critères, sont bel et bien respectées et soumises au contrôle des organismes agréés. Cependant, quand, à coup de données statistiques censées leur conférer une valeur scientifique indiscutable, ces exigences touchent à la hauteur sous plafond, au taux d’éclairage naturel, à la superficie minimale, à l’étanchéité ou encore à la ventilation, la question se pose : qu’ont-elles à voir avec la qualité de vie, matérialisée par les roulottes restaurées, qui ont permis pour beaucoup d’accéder à un logement, ou les savoir-faire mis en œuvre par leurs habitants, développés à travers l’autoconstruction, l’autogestion, l’économie de moyens et la dimension collective ?
[i] Les habitants du quartier de La Baraque se dénomment eux-mêmes « Baraquis », non sans une note de dérision et pour railler l’étroitesse d’esprit de ceux qui désignent généralement en Belgique par ce vocable une population de démunis aussi bien en termes de savoirs que de richesse.
Ce texte est une version adaptée pour le site Halé ! d’un article d’Anaïs Angeras. Sa version originale est disponible en cliquant ici.
Un autre texte collectif des habitants du quartier de la baraque (2007) en cliquant ici.
Bonjour,
cela fait plusieurs années que je n’ai plus rendu visite aux habitants de la Baraque. Je me demande comment il est possible de vous rencontrer aujourd’hui. Je cherche à rejoindre un projet tel que le vôtre (avec une préférence nette pour la Baraque) en 2020, lorsque ma fille aura terminé ses études.
Merci pour votre réponse
Michèle